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Le blog d'un professeur de lettres
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26 novembre 2007

Rencontre nocturne suite et fin

4ème 1 – Année scolaire 2007-2008

Séquence 1 : Comprendre le fonctionnement du schéma narratif pour pouvoir rédiger la suite d’un texte

RAY BRADBURY

CHRONIQUES MARTIENNES

RENCONTRE NOCTURNE

III

Suite et fin

Le Martien se baissa pour toucher la tasse mais n’y parvint pas.

« Sapristi ! fit Tomas.

-         C’est le mot. » Le Martien essaya encore et encore de saisir la tasse. Peine perdue. Il se redressa, réfléchit un moment, puis tira un couteau de sa ceinture.

« Hé là ! cria Tomas.

- Vous vous méprenez, attrapez ! » Et le Martien lui lança le couteau. Tomas mit ses mains en coupe. Le couteau tomba à travers la chair et heurta le sol. Tomas se baissa pour le ramasser, mais il ne parvint pas à le toucher. Il recula, parcouru de frissons.

Il regarda alors le Martien qui se découpait sur le ciel.

« Les étoiles ! » dit le Martien en regardant Tomas à son tour.

Les étoiles étaient visibles, nettes et blanches, à travers la chair du Martien, dans laquelle elles semblaient cousues telles des paillettes en suspension dans la fine membrane phosphorescente de quelque créature marine gélatineuse. On les voyait scintiller comme des yeux violets dans le ventre et la poitrine du Martien et comme des bijoux à travers ses poignets.

« Je vois à travers vous ! dit Tomas.

-         Et moi à travers vous ! » dit le Martien en reculant d’un pas.

Tomas tâta son propre corps et, percevant sa chaleur, se sentit rassuré. Je suis bien réel, se dit-il.

Le Martien se toucha le nez et les lèvres. « Je sens ma chair, dit-il presque à haute voix. Je suis vivant. »

Tomas regarda fixement l’étranger. « Et si je suis réel, c’est que vous devez être mort.

-         Non, vous !

-         Un spectre !

-         Un fantôme ! »

Ils se désignaient mutuellement du doigt, la lumière des étoiles constellant leurs membres comme autant de dagues, de glaçons et de lucioles. Puis ils se remirent à examiner leurs corps, et chacun de se trouver intact, brûlant, en émoi, stupéfait, intimidé, alors que l’autre – ah oui, cet autre, là – était dépourvu de réalité, ne pouvait être qu’un prisme fantomatique réfléchissant la lumière accumulée de mondes lointains.

Je suis ivre, se dit Tomas. Ne surtout pas parler de tout ça à quelqu’un demain, oh, non !

Ils se tenaient sur la vieille route, aussi immobiles l’un que l’autre.

« D’où venez-vous ? demanda enfin le Martien.

-         De la Terre.

-         Qu’est-ce que c’est que ça ?

-         C’est là-bas, précisa Tomas avec un mouvement de tête vers le ciel.

-         Quand ?

-         On a débarqué ici il y a un peu plus d’un an, vous vous souvenez ?

-         Non.

-         Et vous étiez tous morts, à quelques exceptions près. Vous êtes devenus une rareté, vous ne savez pas ça ?

-         Ce n’est pas vrai.

-         Si, morts. J’ai vu les corps. Tout noirs, dans les pièces, dans les maisons, morts. Par milliers.

-         C’est ridicule. Nous sommes vivants !

-         Vous vous êtes fait envahir, mon vieux, seulement vous l’ignorez. Vous devez être un rescapé.

-         Je ne suis pas un rescapé ; rescapé de quoi, d’abord ? Là, je vais à un festival sur le canal, près des monts Eniall. J’y étais hier soir. Vous ne voyez pas la cité là-bas ? » Le Martien la désigna du doigt.

Tomas regarda et ne vit que les ruines. « Allons, cette ville est morte depuis des milliers d’années. »

Le Martien s’esclaffa. « Morte. J’y ai dormi hier ! »

-         Et moi j’y suis passé la semaine dernière et la semaine d’avant, et je viens juste de la traverser, et c’est un tas de ruines. Vous voyez ces colonnes brisées ?

-         Brisées ? Enfin, je les vois très bien. Surtout avec le clair de lune. Et ces colonnes sont debout.

-         Les rues sont pleines de poussière.

-         Les rues sont propres !

-         Les canaux sont à sec.

-         Les canaux sont pleins de vin de lavande !

-         Tout ça est mort.

-         Tout ça est vivant ! protesta le Martien en riant de plus belle. Vous vous trompez complètement. Vous ne voyez pas toutes ces lumières de carnaval ? Il y a de superbes bateaux sveltes comme des femmes, de superbes femmes sveltes comme des bateaux, des femmes couleur de sable, des femmes avec des fleurs de feu dans les mains. Je les vois d’ici, toutes petites, en train de courir dans les rues.

            « C’est là que je me rends ce soir, au festival ; on va passer toute la nuit sur l’eau ; on va chanter, on va boire, on va faire l’amour. Vous ne voyez pas ?

-         Cette ville est aussi morte qu’un lézard desséché, mon vieux. Demandez à n’importe lequel d’entre nous. Moi, ce soir, je vais à Verteville ; c’est la nouvelle colonie qu’on vient juste de bâtir là-bas, près de la route de l’Illinois. Vous vous emmêlez les pédales. On a importé quelque trois cents kilomètres de planches de l’Oregon, deux douzaines de tonnes de bons clous d’acier, et construit avec ça deux des plus jolis villages qu’on ait jamais vus. Ce soir on en inaugure un. Deux fusées viennent d’arriver de la Terre avec nos femmes et nos petites amies. On va danser la gigue, boire du whisky… »

Le Martien avait perdu de son aplomb. « Là-bas, dites-vous ?

-         Tenez, voilà les fusées. » Tomas l’emmena au bord du surplomb rocheux et désigna la vallée du doigt. « Vous voyez ?

-         Non.

-         Bon Dieu, elles sont pourtant là ! Ces longues formes argentées.

-         Non. »

Ce fut au tour de Tomas de s’esclaffer. « Vous êtes aveugle !

-         Je vois très bien. C’est vous qui ne voyez pas.

-         Mais vous voyez la nouvelle ville, non ?

-         Je ne vois qu’un océan et des eaux à marée basse.

-         Il y a quarante siècles que ces eaux se sont évaporées, mon vieux.

-         Bon maintenant, ça suffit !

-         C’est la vérité, je vous le garantis. »

Le Martien prit un air extrêmement sérieux. « Redites moi ça. Vous ne voyez pas la cité telle que je la décris ? Les colonnes si blanches, les bateaux si sveltes, les lumières du festival…oh, moi, je les vois très bien ! Et prêtez l’oreille ! J’entends des gens chanter. C’est là, tout près. »

Tomas écouta et secoua la tête. « Non.

-         Et de mon côté, reprit le Martien, je ne vois pas ce que vous décrivez. Nous voilà bien. »

Une fois de plus, ils étaient transis. Leur chair se transformait en glace.

« Se pourrait-il… ?

-         Quoi ?

-         Vous dites « du ciel » ?

-         De la Terre.

-         La Terre, un nom, rien. Mais…en arrivant au sommet du col tout à l’heure… » Il se toucha la nuque. « J’ai eu une impression de… »

-         Froid ?

-         Oui.

-         Et maintenant ?

-         Ca recommence. Une sensation bizarre. Il y avait je ne sais qui dans la lumière, les collines, la route. Quelque chose d’étrange que j’ai ressenti, la route, la lumière, et j’ai eu un instant l’impression d’être le dernier homme vivant en ce monde…

-                    Moi aussi ! » s’écria Tomas, qui aurait soudain pu se croire en train de parler à un vieil ami, de se confier, de se laisser emporter dans le feu de la conversation.

Le Martien ferma les yeux et les rouvrit. « Je ne vois qu’une seule explication. Ca a à voir avec le Temps. Oui. Vous êtes une vision du Passé !

-         Non, c’est vous qui venez du Passé », dit le Terrien, qui avait eu le temps de retourner la question dans sa tête.

« Vous êtes bien sûr de vous. Comment pouvez-vous prouver qui vient du Passé, qui vient du Futur ? En quelle année sommes-nous ?

-         En 2033 !

-         Qu’est-ce que cela signifie pour moi ?

Tomas réfléchit et haussa les épaules. «  Rien.

-         C’est comme si je vous disais que l’on est en 4462 853 S.E.C Ce n’est rien et ce n’est pas rien ! Où est l’horloge qui va nous montrer quelle est la position des étoiles ?

-         Mais les ruines le prouvent ! Elles prouvent que je représente le futur, que je suis vivant et vous mort !

-         Tout en moi affirme le contraire. Mon cœur bat, mon ventre a faim, ma bouche a soif. Non, non, l’un comme l’autre, nous ne sommes ni morts ni vivants. Plutôt vivants, quand même. Plus exactement, entre les deux. Deux étrangers qui passent dans la nuit, voilà tout. Deux étrangers qui passent. Des ruines, dites-vous ?

-         Oui. Cela vous fait peur ?

-         Qui a envie de voir le Futur, est-ce seulement imaginable ? On peut faire face au Passé, mais songer…Les colonnes écroulées, dites-vous. Et la mer vide, les canaux à sec, les jeunes filles mortes, les fleurs flétries ? » Le Martien se tut, puis il regarda devant lui. «  Mais tout ça est là. Je le vois. N’est-ce pas suffisant pour moi ? Tout ça m’attend, peu importe ce que vous pouvez dire. »

Tomas, lui, était attendu par les fusées, là-bas, par la ville et les femmes de la Terre. « Impossible de se mettre d’accord, dit-il.

-         Alors soyons d’accord sur notre désaccord. Peu importe qui représente le Passé ou le Futur, si nous sommes tous deux vivants, car ce qui doit suivre suivra, demain ou dans dix mille ans. Qu’est-ce qui vous assure que ces temples ne sont pas ceux de votre propre civilisation d’ici une centaine de siècles, en ruine, brisés ? Vous n’en savez rien. Alors ne vous posez pas de questions. Mais la nuit est courte. Voilà les feux du festival qui montent dans le ciel, et les oiseaux. »

Tomas tendit sa main. Le Martien l’imita.

Leurs mains ne se touchèrent point ; elles s’interpénétrèrent.

« Nous reverrons-nous ?

-         Qui sait ? Peut-être une autre nuit.

-         J’aimerais vous accompagner à ce festival.

-         Et j’aimerais pouvoir me rendre à votre ville nouvelle, voir ce vaisseau dont vous parlez, voir ces hommes, apprendre tout ce qui s’est passé.

-         Au revoir, dit Tomas.

-         Bonne nuit. »

Le Martien réintégra son véhicule de métal vert et s’éloigna en douceur dans les collines. Le Terrien fit faire demi-tour à sa camionnette et prit discrètement la direction opposée.

« Seigneur Dieu, quel rêve », soupira Tomas, les mains sur le volant, songeant aux fusées, aux femmes, au bon whisky artisanal, aux danses de Virginie, à la fête.

Quelle étrange vision, se disait le Martien lancé à tout vitesse, songeant au festival, aux canaux, aux bateaux, aux femmes aux yeux d’or, aux chansons.

La nuit était sombre. Les lunes s’étaient couchées. Les étoiles scintillaient sur la route vide où il n’y avait plus un bruit, plus de voiture, plus personne, plus rien. Et qui demeura ainsi, dans le noir et la froidure, tout le reste de la nuit.

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