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Le blog d'un professeur de lettres
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26 novembre 2007

Ce en quoi je crois, ce à quoi je tiens Si j’ai

Ce en quoi je crois, ce à quoi je tiens

Si j’ai décidé de devenir professeur, c’est avant tout parce que je crois en la valeur fondamentalement salvatrice de la connaissance et de son partage. Durant mes années d’études, j’ai accumulé une quantité considérable d’informations : d’abord en classes préparatoires aux grandes écoles, en hypokhâgne et en khâgne, puis en philosophie et en géographie, et enfin en lettres modernes. Or l’accumulation ou la thésaurisation de ce savoir multiple ne servirait à rien, si je ne pouvais le partager. Le savoir n’a de sens et d’utilité que s’il est partagé. C’est ma conviction profonde, et c’est la raison pour laquelle j’adhère totalement au point de vue développé par Michel Serres dans Atlas : l’expression « banque de données » est paradoxale, car les données, les informations, en somme la connaissance et le savoir, ne sont pas faits pour être conservés, mais pour circuler. L’enseignement, et c’est ce qui le rend noble à mes yeux, fonctionne à l’inverse de l’économie. En effet, lorsque par exemple je désire une baguette de pain chez le boulanger, je dois donner à ce dernier de l’argent pour obtenir le produit désiré. Si je donne un euro à un ami, je perds l’euro tandis que mon ami le gagne. L’enseignement fonctionne selon une logique radicalement différente. Il n’est pas de l’ordre de l’échange à somme nulle. Il relève plutôt de la donation gratuite et sans perte. Car si je connais un savoir particulier et que je le transmets à autrui, non seulement autrui gagne ce nouveau savoir, mais encore je conserve celui-ci que je viens de transmettre. Ce phénomène, qui est au cœur de l’enseignement, m’a toujours fasciné.

Mais si je crois en la valeur de partage qui se situe au fondement de l’enseignement, je crois encore plus en la valeur salvatrice et humaniste de l’enseignement du français et de la littérature. Pendant longtemps, j’ai cru que la philosophie, que je considérais à mon corps défendant comme la science royale, était la voie qui menait le plus facilement à la sagesse, au progrès moral et à la compréhension de soi, des autres et du monde. Il est absolument incontestable que la réflexion philosophique peut faire évoluer les mentalités, et transformer de manière radicale son rapport à soi, aux autres, et au monde. Mais très vite je me suis rendu compte que la philosophie ne permettait pas de tout comprendre, et j’ai éprouvé le besoin de compléter ma formation en philosophie par des études de géographie. L’étude de l’organisation spatiale et des relations entre les milieux naturels et les sociétés humaines m’ouvrait ainsi une dimension tout à fait passionnante qui complétait selon moi ma compréhension de l’homme. La géographie était pour moi la science complexe faisant le pont entre les sciences dures et les sciences humaines qui complétait la cartographie des concepts qu’était à mes yeux la philosophie.

Cependant, je n’étais toujours pas satisfait. Il me semblait que la géographie comme la philosophie, aussi complémentaires fussent-elles, manquaient une dimension, ou plutôt une relation fondamentale, moins aride et plus charnelle : celle qui relie la sensibilité à l’entendement. En effet, il me semble désormais que la meilleure façon de devenir humain, de s’humaniser, de progresser moralement, est de pratiquer ce qu’un philosophe tel que Kant a compris mais n’a jamais mis en pratique : non pas la seule élucidation des concepts, qui est le travail de la philosophie, mais le va-et-vient permanent entre la sensibilité et l’entendement. C’est ce que Kant appelle dans la Critique du jugement la « finalité sans fin », et que l’art nous procure. Or la littérature permet justement à mon avis d’entrelacer en permanence la sensibilité et l’entendement, le cœur et la raison, le concept et la chair. C’est la lecture des Essais de Montaigne qui m’a aidé à en prendre conscience. Dans l’Apologie de Raymond Sebond, Montaigne montre que tout le malheur du monde provient de l’inadéquation, de l’écart, du fossé ou du divorce entre le concept et le phénomène sensible en perpétuelle mutation. Le langage verbal et conceptuel est fixiste et substantialiste, alors que la réalité sensible est mouvante, diverse, multiple, ondoyante et bigarrée. Non seulement le langage verbal ne permet pas de saisir ou de comprendre la nature de la substance divine, puisque celle-ci se situe au-delà du monde des apparences sensibles, au-delà de la temporalité, mais encore le langage verbal et conceptuel est incapable de saisir les apparences sensibles, sans cesse mouvantes. Autrement dit, il y a un divorce entre le mot et la chose, entre la réalité sensible, mouvante, particulière et le concept nécessairement général, fixiste et substantialiste.

Par conséquent, si l’on ne peut saisir ni Dieu ni la réalité sensible à l’aide du langage verbal et conceptuel, peut-on se saisir soi ? Montaigne fait également l’expérience d’un soi aussi ondoyant, divers, multiple et fluide que le réel sensible auquel il appartient. Dans ces conditions, si le langage verbal et conceptuel ne permet de saisir ni Dieu, ni le monde, ni soi, à quoi peut-il bien servir ? Il s’agit pour Montaigne de rendre le concept charnel par son travail d’écriture, de façon à tenter de saisir au mieux la réalité sensible et ondoyante, et surtout de manière à mieux se comprendre, à se réapproprier pour lutter contre la mélancolie qui le guette. Dès lors, l’esthétique est une éthique, l’objectif étant d’apprendre « à jouir loyalement de son être », comme l’écrit Montaigne dans De l’expérience. L’écrivain dit ce qu’il fait et fait ce qu’il dit. La littérature permet donc de rendre vivants et sensibles les concepts, offre un regard plus ambigu et plus interrogateur que la philosophie sur soi, sur les autres et sur le monde. Dès lors, tout se passe à mes yeux comme si la littérature était plus philosophique que la philosophie elle-même. Car si le plaisir est au cœur de la littérature, plaisir intellectuel engendré par l’entrelacement de la sensibilité et de l’entendement, il n’en demeure pas moins qu’elle permet, tout comme la philosophie et d’une certaine manière la géographie, mais de manière plus efficace encore, de transformer son rapport à soi, aux autres et au monde, vers plus d’humanité et de douceur, au moyen de l’imagination, de la fiction, et de la magie du style.

Tout le monde connaît la célèbre formule de Gargantua, dans sa lettre à Pantagruel, dans le Pantagruel de Rabelais : « science sans conscience n’est que ruine de l’âme. » Je crois justement que c’est l’enseignement des lettres qui permet le mieux de saisir cette pensée fondamentale. En somme, pour moi, les lettres, c’est la pensée critique et créatrice, analytique et synthétique, plus le cœur. Je relisais dernièrement Des Fleurs pour Algernon de Daniel Keyes, qui est un très beau roman que l’on peut faire lire à des élèves de troisième. Le protagoniste, Charly Gordon, à la suite de son opération au cerveau, découvre la littérature et prend conscience de cet enseignement humaniste fondamental qui est au cœur de la littérature : « j’ai appris que l’intelligence seule ne signifie pas grand-chose. Ici, dans cette Université, l’intelligence, l’instruction, le savoir sont tous devenus de grandes idoles. Mais je sais maintenant qu’il y a un détail que vous avez négligé : l’intelligence et l’instruction qui ne sont pas tempérées par une chaleur humaine ne valent pas cher. […] L’intelligence est l’un des plus grands dons humains. Mais trop souvent, la recherche du savoir chasse la recherche de l’amour. C’est encore une chose que j’ai découverte pour moi-même récemment. Je vous l’offre sous forme d’hypothèse : l’intelligence sans la capacité de donner et de recevoir une affection mène à l’écroulement mental et moral, à la névrose, et peut-être même à la psychose. Et je dis que l’esprit qui n’a d’autre fin qu’un intérêt et une absorption égoïstes en lui-même, à l’exclusion de toute relation humaine, ne peut aboutir qu’à la violence et à la douleur. »

C’est ce que moi aussi je crois, et c’est ce que je désire transmettre à travers mon enseignement. La littérature, en entremêlant en permanence le concept et la vérité de la chair, l’intelligence et la sensibilité, a le pouvoir de rendre plus humain, et d’éduquer chacun d’entre nous vers plus de douceur.

Bien évidemment, je ne compte pas enseigner mot pour mot à mes élèves tout ce que je viens d’expliquer. Je ne me fais pas non plus d’illusion, et je sais que de toute façon de nombreux élèves, si ce n’est la majorité, au cours de ma carrière, ne seront pas du tout réceptifs à ce que je veux transmettre. Mais je crois profondément aux bienfaits de l’enseignement en général et de la littérature en particulier, et j’ai la naïveté de penser que je peux au moins indirectement rendre plus humains  une partie de mes élèves par la transmission des grands textes de la littérature, que celle-ci soit classique ou de jeunesse.

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Commentaires
A
votre site est très bien <br /> <br /> sa ma aider un peu <br /> <br /> merci d'avance
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