Ray Bradbury, Rencontre nocturne
4ème 1 – Année scolaire 2007-2008
Séquence 1 : Comprendre le fonctionnement du schéma narratif pour pouvoir rédiger la suite d’un texte
RAY BRADBURY
CHRONIQUES MARTIENNES
RENCONTRE NOCTURNE
"Avant de s’engager dans les collines bleues, Tomas Gomez s’arrêta pour se ravitailler en essence à la station isolée.
« Vous vous sentez pas un peu seul dans le coin, papy ? »
Le vieil homme donna un coup de chiffon au pare-brise de la camionnette. « Pas d’trop.
- Comment vous trouvez Mars, papy ?
- Très bien. Toujours du neuf. Quand je suis venu ici, l’année dernière, j’étais décidé à ne rien attendre, ne rien demander, ne m’étonner de rien. Il faut qu’on oublie la Terre et comment c’était là-bas. Il faut regarder ce qu’on a ici, et à quel point c’est différent. Je m’amuse comme un petit fou rien qu’avec la météo. Une météo vraiment martienne. Une chaleur de tous les diables le jour, un froid de tous les diables la nuit. Je me régale avec les fleurs, différentes, et la pluie, différente elle aussi. Je suis venu sur Mars pour y prendre ma retraite, et pour ça, la retraite, je voulais du changement. Les jeunes n’ont pas envie de leur causer, les autres vieux les ennuient à mort. Alors je me suis dit que le mieux pour moi, c’était un endroit tellement différent qu’il n’y aurait qu’à ouvrir les yeux pour avoir de la distraction. J’ai cette station-service. Si les affaires s’emballent, j’irai me réinstaller sur une vieille route moins fréquentée où je pourrai gagner juste de quoi vivre et continuer d’avoir le temps de profiter de tout ce qu’il y a de différent ici.
- Vous avez bien raison papy », dit Tomas, ses mains basanées négligemment posées sur le volant. Il se sentait bien. Il venait de travailler dix jours d’affilée à l’une des nouvelles colonies et saisissait à présent l’occasion de deux jours de congé pour se rendre à une petite fête.
« Plus rien ne me surprend, dit le vieil homme. Je me contente de regarder. De ressentir. Si on n’est pas capable d’accepter Mars comme elle est, autant retourner sur la Terre. Tout est fou ici, le sol, l’air, les canaux, les indigènes (j’en ai encore jamais vu, mais il paraît qu’il y en a dans les environs), les horloges. Même celle que j’ai se comporte bizarrement. Même le temps est fou ici. Des fois, j’ai l’impression d’être tout seul ici, sans personne d’autre sur toute cette fichue planète. J’en mettrais ma main à couper. Des fois, j’ai l’impression d’avoir huit ans, d’avoir rapetissé et de tout trouver grand. Bon sang, c’est l’endroit rêvé pour un vieux. Ici, je suis toujours gaillard et content. Vous savez ce qu’est Mars ? C’est comme un truc que j’ai eu à Noël il y a de ça soixante-dix ans – j’sais pas si vous en avez jamais eu un – on appelait ça un kaléidoscope, des cristaux, des morceaux de tissu, des perles et de la verroterie. On tournait ça vers le jour, on regardait dedans et c’était à couper le souffle. Tous ces motifs ! Eh bien, c’est Mars. Profitez-en. Ne lui demandez rien d’autre que ce qu’elle est. Bon sang, vous savez que cette route, là, a été construite par les Martiens il y a plus d’une quinzaine de siècles et qu’elle est toujours en bon état ? Ca fait un dollar cinquante, merci et bonne nuit. »
Tomas reprit la vieille route avec un petit rire de gorge.
Il avait un long trajet à faire dans les collines et l’obscurité, et il ne lâchait pas le volant, sauf de temps en temps, pour prendre une sucrerie dans ses mallette-repas. Il roulait depuis une heure ; pas une seule voiture ni la moindre lumière à l’horizon, rien que la route qui s’engouffrait sous le capot, le ronronnement du moteur, et Mars dehors, si calme. Mars était toujours calme, mais plus particulièrement cette nuit-là. Les déserts et les mers vides défilaient sur les côtés, et les montagnes de même, sur fond de ciel étoilé.
Il y avait dans l’air comme une odeur de Temps. Il sourit et retourna cette drôle d’idée dans sa tête. Il y avait là quelque chose à creuser. A quoi pouvait bien ressembler l’odeur du Temps ? A celle de la poussière, des horloges et des gens. Et si on se demandait quelle sorte de bruit faisait le Temps, ce ne pouvait qu’être celui de l’eau ruisselant dans une grotte obscure, des pleurs, de la terre tombant sur des couvercles de boîtes aux échos caverneux, de la pluie. Et en allant plus loin, quel aspect présentait temps ? Le temps était de la neige en train de tomber silencieusement dans une pièce plongée dans le noir, ou un film muet dans un cinéma d’autrefois, des milliards de visages dégringolant comme ces ballons du Nouvel An, sombrant, s’abîmant dans le néant. Tels étaient l’odeur, le bruit et l’aspect du Temps. Et ce soir – Tomas plongea une main dans le vent à l’extérieur de la camionnette -, ce soir, on pouvait presque toucher le Temps.
Il roulait entre des collines de Temps. Il en éprouva des picotements sur la nuque et se carra dans son siège, fixant son regard sur la route.
Il s’arrêta en plein milieu d’une bourgade morte, coupa le moteur et s’abandonna au silence environnant. Retenant sa respiration, il regardait les constructions blanches dans le clair de lune. Inhabitées depuis des siècles. Parfaites, sans défaut, en ruine, certes, mais néanmoins parfaites.
Il remit le moteur en marche et fit encore deux ou trois kilomètres avant de s’arrêter de nouveau. Sa mallette-repas à la main, il mit pied à terre et grimpa sur un petit promontoire d’où l’on dominait la cité poudreuse. Il ouvrit son thermos et se versa une tasse de café. Un oiseau de nuit passa. Tomas était pénétré d’un profond sentiment de bien-être et de paix.
Peut-être cinq minutes plus tard, il entendit un bruit. Là-bas, dans les collines, là où la vieille route s’incurvait, il perçut un mouvement, une faible lueur, puis un murmure.
Il pivota lentement sans lâcher sa tasse.
Et une étrange chose sortit des collines. "